14/09/2010

ABANDONNER LE LANGAGE ET LA PENSEE




Dans la strophe 16 du Shin Jin Mei, il est dit :

L’abandon du langage et de la pensée
Nous mènera au-delà de tout lieu.
Si l’on ne peut abandonner le langage et la pensée,
Comment résoudre la Voie ?


Qu’est-ce qu’abandonner le langage et la pensée ? Comment abandonner la pensée alors qu’elle ne nous quitte pratiquement jamais ? Même dans le sommeil, il y a souvent cette forme particulière de pensée qu’on appelle le rêve. Comment donc peut-on abandonner ce qui ne nous quitte jamais, ce qui nous suit comme notre ombre ? La réponse, c’est hishiryo.

Avec hishiryo, pas de rejet de la pensée ; de toute façon, on n’y arriverait pas. Mais on ne l’entretient pas, on ne la suit pas, on ne la saisit pas. Dôgen appelait cela : penser du tréfonds de la non-pensée. On pourrait dire aussi : pensée sans penseur.
C’est hishiryo qui rend cet abandon possible et qui nous mène au-delà de tout lieu, c’est-à-dire au-delà de tout ce qui nous est accessible par la pensée, au-delà de tous les "ismes", au-delà de toutes les contradictions, au-delà de tous ces lieux où la conscience personnelle se pose.
Quand je vous dis "ne restez sur rien", cela revient à dire : ne restez sur aucun lieu où la pensée se pose et se fixe.
Quant à l’abandon du langage, c’est cesser de pourchasser cette ombre du savoir que nous donne l’attachement aux mots. Jour après jour, le silence continue, brillant partout. Qui peut l’exprimer ? Qui peut l’écrire ?

L’abandon du langage et de la pensée
Nous mènera au-delà de tout lieu.
Si l’on ne peut abandonner le langage et la pensée,
Comment résoudre la Voie ?


Cette pensée qu’il faut abandonner ainsi que le langage qui en est le fruit, c’est le mental. En zazen, cet abandon se fait par hishiryo et, dans la vie quotidienne, par l’observation.

Observer quand on interprète le réel à partir du mental au lieu de le voir tel qu’il est, c’est, pour reprendre une image souvent utilisée par Maître Deshimaru, se rendre compte qu’on a des verres de lunettes colorés sur le nez qui nous empêchent de voir le réel tel qu’il est. Ces verres de lunettes colorés qui nous font découper le monde à partir de nos préférences et de nos refus, nous condamnent ainsi à une souffrance ou à une insatisfaction quasi chronique. Insatisfaction quasi chronique car il y a toujours un décalage entre le réel tel qu’il est, entre le monde tel qu’il est et les préférences et refus que je projette sur lui : j’attends ceci ou cela mais le monde ne me l’offre pas, alors je souffre ; je refuse ceci ou cela mais le monde m’y confronte, aussi je souffre.

Par l’abandon du mental qui génère ce couple préférences/refus, "mon" monde et "le" monde coïncident, alors, il n’y a plus de problème. Je ne peux pas espérer du monde qu’il rejoigne mon petit monde subjectif, alors, la seule solution est que j’abandonne mon petit monde subjectif pour rejoindre le monde tel qu’il est. Tel est le message de tous les maîtres de la transmission depuis le Bouddha.
Dôgen a exprimé cela dans un poème : « Les fleurs fanent même si on les aime et la mauvaise herbe pousse même si on la déteste. » Autrement dit, le réel est ce qu’il est ; la seule façon de faire coïncider mon monde et le monde est de lâcher prise avec mes préférences et mes refus. En zazen, on pratique cela par hishiryo, ni saisie ni refus des pensées, ni saisie ni refus de la douleur. Dans la vie quotidienne, on peut pratiquer cela par l’observation. Alors, l’abandon du langage et de la pensée nous mènera au-delà de tout lieu. Dans le cas contraire, on continue de se battre avec les phénomènes jusqu’au cercueil ne trouvant jamais le lieu au-delà de tout lieu.

Gérard PILET

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